Les Trois Amis en quête de sagesse ont donné comme titre au chapitre concernant les notions que nous abordons dans cet article : « L’Ego, ami ou imposteur ? ». Evidemment, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais c’est parfois l’un et parfois l’autre.
Mon ego est-il un gros véhicule sur la route de la vie ou un simple vélo ?
Je vous propose cette métaphore de Christophe André pour mieux cerner l’ego : « L’ego est un mal nécessaire, comme un véhicule de location. Nous avons besoin de lui pour traverser la vie, tout comme nous avons besoin d’un moyen de locomotion pour nous déplacer d’un point à un autre – sauf si on est un ermite ou contemplatif qui ne bouge pas de son monastère, et trouve peut-être que se débarrasser complètement de son ego est plus simple. Sur les routes de la vie, il y a des véhicules plus polluants que d’autres : de gros 4x4 qui consomment beaucoup d’essence, qui veulent qu’on les regarde et qu’on les laisse passer, et à l’autre extrême, des petits vélos qui ne polluent pas et ne font pas de bruit. Il me semble qu’on ne peut pas se débarrasser de l’ego, le balancer par la fenêtre, mais qu’on peut juste s’assurer qu’il ne soit pas trop polluant pour les autres, pas trop coûteux pour nous (en énergie, en soins, en entretien…) ».
Fabrice Midal, quant à lui, rejette le terme « ego » qui, pour lui, représente un piège. Il se réfère à l’ego bouddhiste qui n’aurait pas de réalité, qui serait « une construction illusoire, éphémère, appelée en permanence à se dissoudre puisque je suis toujours autre, mouvant, changeant, insaisissable. » A la place d’ego surdimensionné, il retient d’autres mots décrivant des comportements comme l’égoïsme, la vanité, la jalousie, l’extrême émotivité, etc.
En psychologie, on ne parle pas d’ego, mais d’estime de soi
Selon Christophe André, qui est psychiatre il faut le rappeler, il y aurait deux grandes pathologies de l’estime de soi, celles-ci provoquant de grandes souffrances :
- L’excès d’attachement à soi, que l’on voit dans les personnes narcissiques (terme que l’on reprendra avec la vision du mythe de Narcisse selon Midal)
- Une forme d’obsession de soi, d’attachement excessif à soi qui touche des personnes qui manquent d’estime de soi. C’est un attachement négatif qui conduit à avoir une dépendance négative au regard d’autrui et aux jugements, par peur de rejet ou d’abandon.
Dans la culture occidentale, plus particulièrement encore aux USA, l’estime de soi est vue comme le gage de la réussite, que cela soit sur le plan professionnel ou le plan personnel. Toutefois, il y a un grand danger dans la poursuite de l’estime de soi ; plus elle dépend de conditions extérieures, comme le regard de l’autre, la comparaison à l’autre ou à des modèles véhiculés par le marketing ou une certaine presse, voire par des experts dans des domaines divers, plus nous sommes exposés à des effets secondaires négatifs, comme le remarque Ilios Kotsou.
De plus, la poursuite de l’estime de soi peut conduire à des comportements perfectionnistes, avec le risque que notre standard soit difficile voire impossible à atteindre, ou à vivre avec des ambitions utopiques. Ceci expose à une certaine vulnérabilité ou, au contraire à du narcissisme ou du nombrilisme.
Kotsou relève encore le risque de développer une forme d’égocentrisme dont la conséquence serait de se centrer tellement sur soi qu’on en vient à ignorer les sentiments et les besoins des autres. Enfin, l’estime de soi peut conduire à la manipulation.
Le mythe de Narcisse revisité selon Fabrice Midal nous invite à être narcissique
Quel est ce mythe de Narcisse qui a été interprété de manière très négative ? Le jeune chasseur Narcisse était d’une beauté extrême, provoquant le désir de tous. Cependant, il restait imperméable aux autres qu’il considérait avec froideur ; il avait même osé traité la nymphe Echo avec mépris. Une vengeance est alors mise en œuvre. Lors d’une partie de chasse, Narcisse se penche au bord d’un étang et y aperçoit son reflet dont il tombe éperdument amoureux. Mais ne pouvant entrer en contact de manière réelle et physique avec son image, il finit par mourir, faute de boire et de manger, et son corps se transforme en une fleur, le narcisse ! Ce mythe a conduit à une interprétation : les dimensions néfastes du nombrilisme.
Fabrice Midal revisite ce mythe et l’interprète différemment. « Dans la mythologie grecque, la mort des héros est soit leur annihilation, soit le début de leur descente aux enfers. Or, il n’est pas question d’enfers dans le mythe de Narcisse. La splendeur de la légende grecque est, en réalité, celle de la métamorphose et de la renaissance (en une belle fleur en l’occurrence), non pas celle de la mort et de la disparition. »
Finalement, interprété de la sorte, le mythe donne une orientation très différente à la notion de narcissisme. Mais si l’auteur insiste beaucoup sur les bénéfices divers que le narcissisme nous permet de conquérir, finalement dans l’analyse des bonnes attitudes il est plutôt proche de ceux qui considèrent le narcissisme comme négatif. En somme, il fait une distinction importante entre nombrilisme et narcissisme. Pour tous les auteurs que je cite, il est très important de s’aimer, de savoir se pardonner ses erreurs, d’avoir conscience de ses ressources et ses forces, aussi bien que de ses faiblesses et lacunes. Midal nous dit d’ailleurs que « le narcissisme n’est pas un nombrilisme, il n’a rien à voir avec la vanité, il est tout simplement la reconnaissance de soi en tant qu’être vivant et digne d’intérêt. »
Le travail et l’emploi peuvent amplifier le nombrilisme ou détruire l’estime de soi
La quête de la performance individuelle, la compétition, certains types d’évaluation, suivis de rémunérations parfois exorbitantes, contribuent sans aucun doute à développer le nombrilisme. Il en va de même de certains organigrammes et visions de management. Ilios Kotsou fait un lien significatif entre les conceptualisations de nous-même et leur impact sur nos relations sociales. Si notre identité est construite de manière rigide et réduite à un rôle basé sur des attentes et des jugements externes, « nous devenons directement très réactif à tout ce qui semble menacer notre image. » L’identité que nous nous construisons, dans une société individualiste et très axée sur le paraître, s’avère très fragile. « Cela revient à nous accrocher à l’histoire que nous nous racontons sur nous, envers et contre tout. Nous nous chosifions, nous collons à ce masque, ce costume que l’on (nous) a fait endosser au fil des années. » nous dit Kotsou.
Très souvent, lorsque nous insultons ou prenons à partie une personne, nous ne nous attaquons pas aux comportements ou nous n’exprimons pas nos sentiments, mais nous nous en prenons à la personne, nous attaquons l’identité. De même lorsque nous sommes pris à partie, c’est l’identité qui est souvent visée, non pas un comportement. On peut trouver dans ce phénomène une explication, parmi d’autres, de l’augmentation très régulière des burn-out et du mobbing, deux situations dans lesquelles l’estime de soi en prend un sacré coup !
La lucidité : une qualité essentielle sur le chemin de la plénitude
Fabrice Midal relève, à juste titre, qu’il est nécessaire de s’aimer soi-même ; de ne pas se borner à aimer « mon moi social, ou ma réussite professionnelle, ou mon physique, indépendamment du reste », car là je ne m’aimerais pas, mais je n’aimerais qu’une image de moi. « S’aimer consiste à entrer dans ce mouvement avec soi-même. A se dire oui, avec chaleur et bienveillance, de manière ouverte. Entièrement oui, et non pas en partie. »
Il ajoute qu’il est « devenu narcissique pour ne pas rester englué dans une identité. » Cette quête de soi, une introspection bienveillante et empreinte de compassion, lui a permis de ne plus se laisser aller avec passivité, subissant le pouvoir ou le regard des autres, mais lui a donné accès à une réelle authenticité : « je suis devenu fidèle à ce que j’avais découvert en moi. Et ce qui est très intéressant, c’est que cette évolution très profonde dans la connaissance de soi a fait naître l’envie de donner, d’aider, de s’engager. « Ce n’est pas une particularité qui m’est propre, mais un mouvement naturel de l’être humain qui consiste à sortir de soi pour aller vers l’autre. » Très clairement, le narcissisme que Midal nous décrit est très différent de la définition qui en est donnée par la psychologie contemporaine.
Ilios Kotsou nous convie à la nécessaire quête de la lucidité pour sortir des pièges tendus nous poussant à développer un ego surdimensionné, cultiver une forme de nombrilisme ou s’enferrer dans une poursuite harassante de l’estime de soi. Il s’agit de pratiquer la tolérance, le détachement, la douceur envers soi et l’élargissement de soi. Quatre concepts qui sont autant de chapitres de cet ouvrage sur lequel nous aurons peut-être l’occasion de revenir dans de prochains articles.
La lucidité, c’est reconnaître ce qui est, à voir la réalité comme elle est et non comme on aimerait qu’elle soit. La lucidité vaut aussi dans nos relations ; elle consiste à prendre en compte l’altérité ; nous fonctionnons tous différemment les uns des autres. De plus, nous changeons ; il s’agit de prendre en compte l’impermanence. L’acceptation de la différence est une des clés devant nous permettre de vivre harmonieusement ; il est impossible de changer l’autre pour qu’il devienne conforme à ce que nous souhaitons. La lucidité permet également la cohérence ; elle « nous guide à vivre les valeurs qui sont importantes à nos yeux plutôt qu’à attendre que le monde ou les autres se conforment à elles ». Enfin, il faut habiter au cœur de soi, dans la conscience de l’instant présent, sachant renoncer à l’idéalisation au profit de la gratitude portant sur ce qui est, sur ce que nous sommes et sur liens tissés avec les autres.
« Par la conscience que les douleurs sont indissociables du fait même d’être en vie, la lucidité nous conduit à vivre en prenant des risques : celui d’aimer, de s’engager, d’échouer. […] La joie n’est plus la récompense d’une réussite qui ne dépend pas de nous, mais le fruit de la cohérence entre nos actions et ce qui est important pour nous. Vivre plus pleinement, aimer et agir, quelle que soit la couleur du ciel. » nous dit Ilios Kotsou.
- Sauvez votre peau ! Devenez narcissique ! Fabrice Midal – Editions Flammarion/Versilio 2017
- Trois Amis en quête de sagesse – Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard – Allary Editions et L’iconoclaste, janvier 2016
- Eloge de la lucidité. Se libérer des illusions qui empêchent d’être heureux – Ilios Kotsou – Editions Robert Laffont, Paris 2014